Le chef-d'oeuvre inconnu...
Ce dernier film d'Abel Gance est aussi défiguré que sublime. Défiguré car gravement mutilé dès sa sortie...jusqu'au transfert numérique. Pensez donc: un film tout entier parlé en alexandrins! Les producteurs ont consenti à laisser deux heures vingt de cette passionnante aventure cinématographique.
Quant aux distributeurs du DVD ils en ont enlevé encore une lichette, certainement histoire d'honorer la mémoire du réalisateur en voulant prouver qu'un grand film pouvait tout aussi bien tenir sur une poignée de photogrammes -ou plutôt une petite série de zéro-un de nos chères et rondes cartes à trous.
Seulement voilà: le génie d'Abel Gance, on le sait depuis les premières coupes infligées à son monumental "Napoléon", s'accomode mal de cette caractéristique dite française du principe d'économie. Imagine-t'on Victor Hugo écrire des haïkus? Ce que Cyrano et d'Artagnan disent ici avec la cascadante ponctuation de l'alexandrin, ils n'auraient pas pu le dire en octosyllabes - mais c'est ce que cette édition a essayé de nous faire croire: on pressent ici qu'un nombre incalculable de dialogues et de scènes furent tronqués par un monteur débile (qu'une école d'handicapés mentaux aura gracieusement prêté aux distributeurs).
On se console en se disant que ce fut là un sort équivalent que connurent Von Stroheim ou Orson Welles, mais cela casse les dents...
Et qu'y voit-on, dans ce chef-d'oeuvre? De vieilles aventures de conspirations, duels, trahisons, amours, ripailles sous la Fronde -avec un parfum XIXe plus prononcé qu'à l'ordinaire: ce Cyrano-là au grand nez n'est pas de Paris mais cadet de Gascogne! C'est donc moins l'auteur du Voyage dans la lune que le héros d'Edmond Rostand dont il est question ici. Voilà pour ce qu'il vous sera permis de voir; les amateurs du genre seront servis.
Et pourtant il se passe quelque chose d'étrange et d'inexplicable pendant ce film. Une sorte d'énigme. A quoi donc riment la majesté fugitive de certains plans, cette mise en scène -quasi-méconnaissable- du temps qui passe, ces étranges couleurs saturées? Bien sûr, d'horribles coupures contraignent régulièrement et brutalement le spectateur à ne comprendre que la menue monnaie de ce qu'on doit attendre d'un tel film (les duels, trahisons, etc.) mais l'espace d'un instant l'esprit se sera égaré sur les bourdonnantes hauteurs picturales du grand cinéma Japonais. Toutefois est-il possible même d'infiger une telle comparaison, si honorante soit-elle, à un homme foudroyé qui inventa absolument tout au cinéma et fut par exemple le maître de John Ford?
Soudain revoici l'ombre maligne de la Qualité France, griffue et ricanante; elle s'avance vers les rushes du film et...
Et boum! Tout cela retombe dans un nuage de poussière. Et un duel!"tac-tac-tac", et une poursuite à cheval!"clop-clop-clop", et une tirade !"...un coq, une péninsule"...Et re-duel! Tirade! Poursuite, etc, etc...
C'est lamentable. Mais que de beautés entrevues. Ce film aurait-il mérité 10 si ces beautés-là s'étaient affichées en refusant au spectateur l'effort et la joie de les avoir presque surprises?
Nous n'en savons rien; il ne nous reste qu'à juger sur pièces (détachées) ce spectacle incompréhensible et baroque. En prenant soin de se remémorer la phrase de Jean Renoir: "les grandes oeuvres d'Art sont toujours un peu abstraites". Dès lors c'est peut-être injuste, mais on peut se demander à qui, du producteur ou d'Abel Gance, attribuer ce chef-d'oeuvre selon ce nouveau critère -disons ce nouveau prisme? Nous dirons que l'oeuvre d'Abel Gance existe à l'état brut et irréductible, et que ses assassins n'ont réussi bien malgré eux qu'à rendre plus mystérieux encore.
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