Le premier plan du film, filmé en accéléré, plonge immédiatement dans l'irréalité et la torpeur d'un récit qui, s'il n'est pas réellement novateur dans la filmographie de Gus Van Sant, est traité d'une manière tout sauf identique à ses précédentes oeuvres. Il met en scène un pont suspendu, fin passage entre deux fragments d'un même monde, fragile attache surplombant le vide, la sillon, la faille. Tout "Paranoid Park" est presque là, condensé en une seule image évocatrice, métaphore pas forcément voulue mais diablement révélatrice.
"Paranoid Park", c'est le nom d'une sorte de terrain vague, océan betonné et urbain dans lequel se retrouvent une communauté de skateurs marginaux, déconnectés de la réalité ; ils s'y "envoient en l'air", davantage au sens propre qu'au figuré, dans des cabrioles sensationnelles et aériennes filmées comme des acrobaties divines. C'est aussi le lieu près duquel Alex, jeune adepte qui n'a cependant pas le niveau pour aller au Paranoid, tue par accident un gardien de sécurité ferroviaire. Au départ du film, ce fait divers glaçant, donc, qui s'efface cependant devant l'élasticité plastique de la caméra de Van Sant. Superbes cadres voluptueux et aériens, images brutes en super 8, bande-son variée et bien souvent en décalage avec l'image ; ne reste plus après ce traitement onirique qu'une sensation, un état de flottement, semblable à la culpabilité que peut éprouver le jeune héros, perdu entre rêve et réalité, mais aussi entre peur d'affronter la vérité et désir de vider son sac. Une plongée dans l'intellect d'un adolescent perdu et dans la "faille" précédemment évoquée ; cette position d'incertitude au dessus de rien, au moment où l'on ne sait guère si l'on doit avancer, reculer, accepter ou bien rester là, à attendre. De fissures, la narration en est également truffée, puisque comme souvent chez le cinéaste, l'histoire se lézarde, est n'est dévoilée que dans le désordre à coup de fragments collés les uns aux autres, pas toujours très consciencieusement, avec l'imprécision que recquiert cette histoire de culpabilité et de mort. Subsistent, encore une fois, des trous dans le matériel que nous livre Van Sant. Ce sont ces non-dits, ces absences dans le récit (qui poussent à colmater les brêches par nous-même), qui rendent probablement son récit si étrangement envoûtant. Et qui donnent toute leur puissance à des scènes d'apparence anecdotiques (une stupéfiante séquence de douche, durant laquelle de simples filets d'eau se transforment en substance noire et menaçante...).
Alors, bien-sûr, subsistent des ressemblances entre cet étrange requiem et les précédents films du réalisateur, notamment son dernier triangle (Elephant, Gerry, Last Days) ; longs travellings dorsaux, couloirs de collèges, ambiguité des relations entre garçons... Il ne se contente néanmoins pas de simplement recycler toutes ces vignettes, qui font désormais partie intégrante de son cinéma, mais les moule dans une forme (superbement photographiée par Christopher Doyle), des expérimentations sonores et des enjeux narratifs qui font de "Paranoid Park" une oeuvre tout sauf prévisible dans son oeuvre globale.
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