Un avion survole montagnes et vastes étendues glacées. Parmi les passagers, le détective Will Dormer et son coéquipier se rendent dans la petite ville de Nightmute, en Alaska, pour y enquêter sur le meurtre particulièrement sauvage d’une jeune fille. Ils arrivent en pleine saison du « soleil de minuit », quand le soleil ne se couche plus.
Cette ville sans histoire n’est pas sans rappeler le « Twin Peaks » de David Lynch : sous les apparences, se cachent –on le pressent- maintes turpitudes ; il suffit d’ailleurs de se référer au nom de la ville (Nightmute) qui évoque le silence (mute) et la nuit (night), ou encore, symboliquement, le silence fait sur la nuit. Surtout, les deux inspecteurs sont sous le coup d’une enquête de la Police des Polices qui met en cause les méthodes qu’ils ont utilisées lors d’une précédente affaire. Il va sans dire que cette bavure peut ébranler l’excellence de la réputation de Will Dormer accueilli comme une célébrité par des policiers locaux admiratifs devant ses talents d’enquêteur.
Cette première fêlure du héros va s’accentuer sous le triple effet d’un climat réfrigérant, d’un jour sans fin, auquel il ne s’habitue décidément pas, qui le prive de sommeil et d’un accident pour le moins ambigu dont il est le responsable.
Dans cette permanence de la lumière, rien ni personne ne peut se cacher et les remords vont peu à peu tarauder la conscience de Dormer qui est contraint, par l’absence de nuit et de sommeil, à une lucidité qui se révèle corrosive et décompose progressivement une personnalité fondée jusque-là sur la séparation entre l’apparence sociale et la vérité intime. Le titre (in-somnia ou impossibilité de dormir) donne son sens au film qui insiste sur l’état de veille, de vigilance, indispensable à toute conscience, sur le nécessaire qui-vive pour qui veut vivre dans l’honnêteté et l’estime de soi et se protéger de toute faiblesse et d’éventuels remords.
Christopher Nolan –on l’a compris- ne dédaigne pas le symbolisme : Will Dormer (qui peut se traduire par « celui qui veut dormir ») a vécu jusque-là dans l’inertie de sa conscience avec laquelle il n’a cessé de transiger et ce soleil de minuit l’oblige, métaphoriquement, à un examen de ses erreurs, de sa propre ambivalence, alors qu’il est censé traquer le Mal. D’autre part, les paysages admirables du film –certains plans sont étonnants de beauté !- mais glacés et inhumains servent de miroir à la vacuité des relations humaines tout en matérialisant, par leur blancheur immaculée, notre désir nostalgique d’une pureté sans doute inaccessible. Le brouillard, enfin, qui est rendu palpable par une photographie talentueuse et qui dissimule l’une des scènes-clés, exprime, à l’évidence, le mensonge et l’opacité des personnages.
L’enquête de Dormer se perçoit alors à un triple niveau : sa première mission d’investigation sur le crime se commue en une quête d’identité personnelle avant de devenir l’affaire intime du spectateur poussé à réfléchir sur lui-même. Bref, l’enjeu du film rappelle celui de l’univers de Hitchcock : faire participer le spectateur, l’impliquer et le transformer psychologiquement.
Ce film est bien l’histoire d’une prise de conscience.
La dernière séquence –en forme de rédemption pour le héros- permet à Will Dormer, d’une part, de résoudre son enquête ; d’autre part, d’atteindre à une forme d’apaisement avec lui-même, c’est-à-dire de retrouver ce sommeil qui le fuyait et auquel il aspirait.
"Memento" et "Insomnia" :
On ne peut, d’ailleurs, analyser "Insomnia" sans évoquer le premier film de C. Nolan, "Memento".
Un premier point commun relie les deux titres faits d’un seul mot latin. « Memento » qui signifie précisément « souviens-toi » insiste sur la nécessité pour le héros, Leonard Shelby (Guy Pearce) de venger sa femme assassinée malgré ses problèmes de mémoire immédiate défaillante. Le mot « insomnia » évoque, de son côté, la difficulté à s’endormir quand l’esprit est en proie à un problème non résolu. Bref, les titres mettent en exergue le souvenir ("Memento") et le remords ("Insomnia"), tous deux obsessionnels, et qui maintiennent- ou plutôt doivent, comme le précise l’impératif- maintenir en état de veille la conscience : nous devons vivre avec notre passé, quel qu’il soit, et l’assumer car il est notre présent et assure notre équilibre et notre identité.
Un univers très personnel se dessine à travers ces deux films qui apparaissent comme les étapes d’une réflexion sur les affres du passé qui altèrent le présent et pèsent sur l’avenir. Comme le signifie la métaphore des inscriptions portées sur la peau même du héros de "Memento", les souvenirs sont assurément la chair même de l’individu.
Mais cette commune interrogation aux deux films n’exclut pas la diversité des formes cinématographiques choisies, notamment dans le portrait des personnages et la construction même des deux films. En effet, si "Memento" montrait une personnalité figée, immobile, monolithique en ce qu’elle était entièrement tournée vers une idée-fixe : venger sa femme et ce, curieusement, à travers les ruptures d’une narration éclatée, voire inversée ; "Insomnia", au contraire, propose la narration chronologique, linéaire et classique de l’évolution d’une personnalité qui se décompose progressivement au cours du film.
Chacun des deux films se bâtit ainsi selon sa propre ordonnance créant de ce fait un univers cinématographique original qui fait attendre avec impatience un nouveau film dont on espère que la réalisation sera, elle aussi, de la même veine.
|