Ce film, récompensé par la Palme d’or du festival de Cannes (2002), par le César du Meilleur Film (2002) et par le prix du Meilleur Réalisateur aux Oscars (2003), retrace un épisode de la 2° guerre mondiale – l’entrée des troupes allemandes en Pologne et l’oppression qui s’ensuivit pour les Juifs polonais – à travers le destin d’un brillant pianiste juif, Wladyslaw Szpilman (Adrian Brody).
L’intérêt du film consiste, d’abord, à rendre compte, à l’aide d’exemples précis, comment toutes les raisons de se rassurer – y compris au moment de la déportation – tombent les unes après les autres pour ne plus laisser place qu’à l’évidence de l’horreur, longtemps tenue pour inimaginable.
Plus généralement, le film dépeint la montée en puissance de la barbarie et, parallèlement, son effet avilissant sur la famille de Szpilman (spoliations en tous genres, racisme, sadisme, assassinats arbitraires, génocide systématisé par la déportation, enfin).
Cette déchéance est le mouvement même d’un film qui s’attache à donner à voir et à faire ressentir cette tragédie à travers le rétrécissement progressif et continu de l’espace. Polanski installe, en effet, la famille du musicien dans un appartement bourgeois confortable ; puis la montre déplacée autoritairement dans un taudis de deux pièces du ghetto ; la présente ensuite assise à même le sol des trois mètres carrés d’un quai de gare, pour la filmer enfin enfermée et entassée dans le wagon surchargé d’un convoi de la mort. Le propos est clair : cette progressive mise à mort se fait par une privation d’espace, c’est-à-dire de la première des libertés. De même, le destin de Szpilman, qui échappe à la déportation, devient errance d’une cache à l’autre, d’un abri à l’autre, et, surtout, claustration dans des lieux confinés, pendant des semaines et des mois.
Par ailleurs, cette sensation presque physique de claustrophobie que donne le film s’accompagne d’une disparition progressive de la présence de l’Autre - que ce soit celle de la famille, puis des amis et, enfin, des connaissances – jusqu’à la solitude absolue dans la ruine d’une maison détruite, au cœur d’une ville détruite, où, tel l’animal, l’on se terre, point d’aboutissement obligé d’un processus de déshumanisation des victimes parfaitement réussi par les bourreaux. La réduction de l’espace extérieur se double donc d’une réduction spirituelle intérieure, d’un véritable enfermement en soi-même qui mutile la personne.
Toutes ces modifications se déroulent, à l’évidence, semaine après semaine, et, de même que l’espace se rétrécit comme peau de chagrin et que l’être humain se réduit à sa seule personne, le temps, lui, s’efface dans l’urgence de la survie. Très vite, le pianiste est obligé de se défaire de sa montre – geste symbolique – et le temps dans le film n’est plus mesuré que, hors champ, par le réalisateur qui inscrit régulièrement sur l’image les années qui passent, alors que les événements, à l’écran, semblent se succéder dans la même continuité et une continuité qui nous semble souvent brève. Ce procédé qui consiste à opposer le temps objectif de l’horloge (les années qui s’égrènent) et le temps subjectif du personnage (l’impression que tout se déroule rapidement) provoque l’incrédulité du spectateur qui se demande comment pareille barbarie a pu ainsi perdurer aussi longtemps et renforce le sentiment d’horreur. Polanski va plus loin encore et pour mieux dire visuellement que le temps ne s’écoule plus, qu’il est devenu étale et que le temps est celui du malheur qui n’en finit plus de prolonger les souffrances, il supprime, dans le dernier quart du film, toute indication datée. Une façon toute cinématographique de montrer que la mesure du temps, pourtant si ancrée dans l’esprit humain depuis ses origines, n’a plus de sens : le règne de l’in-humain est désormais installé.
Il faut naturellement s’attarder sur la fin du film si riche de sens.
La séquence finale – après la libération de Varsovie par les troupes soviétiques – est identique à la séquence initiale qui donnait à voir Szpilman jouer du piano dans un studio de la radio polonaise.
Cette reprise peut être interprétée comme la fermeture d’une (trop longue) parenthèse ouverte au début du film ; la guerre serait alors considérée – malgré toute son horreur dénoncée par le film – comme épisodique et récurrente et l’on assisterait à l’éternel recommencement de la vie sur la mort, du quotidien sur l’exceptionnel, du normal sur l’anormal. On peut y voir aussi la célébration d’un instinct de vie plus fort que la folie homicide. Ou encore penser que la victime survit à son bourreau. Surtout, on peut imaginer que pour Polanski le temps qui passe et les horreurs de la guerre ne peuvent changer ce que nous sommes profondément. Et si l’on se réfère à la séquence du film qui est représentée sur la jaquette du DVD, il apparaît que l’Art – ce qui exprime le mieux notre humanité – l’emporte toujours sur la Barbarie (la main de Szpilman et celle de l’officier nazi sont symboliquement posées sur le même piano ainsi que la casquette, insigne de guerre).
Entre-temps, le cauchemar a traversé l’Europe, l’a dévastée, l’a vidée de quelques cinquante millions d’habitants et l’a plongée dans un déclin durable.
Grâce au « Pianiste », Polanski renoue avec ses meilleures œuvres en nous proposant une superbe méditation sur les conséquences de la folie de hommes, dans laquelle ne transparaît nulle haine (cf l’épisode évoqué ci-dessus) mais une profonde croyance en ce que l’homme a de plus élevé, et la certitude lucide que la Barbarie et le Sublime coexistent en lui.
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