Autant le préciser d’emblée, le commentaire audio, qui figure dans les Suppléments du DVD, conduit conjointement par James Cameron (initiateur et producteur du film) et Steven Soderbergh (réalisateur) nous apprend que le film proposé en salles et en DVD est l’une des deux versions existantes que Soderbergh lui-même a choisie de commercialiser. On peut légitimement se demander si cette seconde version ne sera pas éditée un jour…
« Solaris » est adapté d’un roman éponyme de science-fiction du Polonais Stanislaw Lem très célèbre dans l’Europe de l’Est. Il avait déjà fait l’objet d’un premier film réalisé par Andreï Tarkovski en 1972 sous le même titre « Solaris » qui inspira, en partie, Cameron lorsqu’il conçut « Abyss ».
Dans un futur sans référence temporelle bien précise, le Dr Chris Kelvin (George Clooney), dont la femme s’est suicidée, est appelé au secours par son ami Gibarian qui se trouve dans la station spatiale Prométhée en orbite autour de la planète Solaris : des phénomènes étranges s’y déroulent…
Il s’agit d’un film de science-fiction plus proche de « 2001, odyssée de l’espace » que de « Alien ». Et il est d’ailleurs vraisemblable que certains, rebutés par sa lenteur, son univers réduit à quelques personnages et son récit à la fois simple et complexe, n’adhèreront pas au film, ce qui serait regrettable tant le projet est ambitieux et réussi. En revanche, d’autres seront sensibles, voire fascinés par un film envoûtant grâce à son scénario en forme d’énigme, à sa réalisation allusive et poétique, à ses images féeriques et à sa musique lancinante.
Le film – mais il faut attendre la fin pour le découvrir – est construit comme une boucle qui se referme évoquant ainsi le thème de l’éternel retour, de sorte que, sans déflorer les détails de l’histoire, on pourrait penser que le préambule du film en est aussi l’épilogue, et inversement. Mais la réalisation de Soderbergh s’appuie sur une démarche poétique qui multiplie les signes et les résonances comme autant d’échos. C’est ainsi que le sang de la coupure au doigt que se fait le Dr Chris dans le préambule renvoie, d’une part, aux traces de sang qu’il découvre dans la station Prométhée et, d’autre part, à la nouvelle coupure au doigt qu’il se fait à la fin et qui, à l’opposé, ne saigne pas. Cette reprise, à trois « moments » du film, est une évocation visuelle signifiant que la souffrance du Dr Chris est la même que celle des habitants de la station mais qu’elle a disparu au dénouement. Elle révèle qu’une sorte d’ « harmonie » – mot qui permet de ne pas divulguer la fin – a été retrouvée dans la réconciliation avec lui-même par l’acceptation de ses souvenirs au-delà du déséquilibre né d’une souffrance avivée par l’absence de la femme aimée et le désir de la retrouver.
On l’aura compris, ce voyage dans l’espace – somptueusement évoqué en raccourci par l’arrimage, lent et silencieux, de la navette Athéna et de la station orbitale Prométhée aux formes esthétiquement réussies – peut se lire comme une métaphore d’un voyage, initié à la faveur de songes nocturnes, au plus profond des personnages, à la recherche du temps passé, du sens de nos actes et de notre destinée. Le thème du miroir, du reflet et du double s’impose à travers les signes qui jalonnent le film : réalité et présent (sur la Terre) / rêve et passé (sur la station Prométhée), bonheur et malheur / vie et mort. « Nous ne cherchons pas d’autres mondes, nous cherchons des miroirs », dit une voix qui résonne dans la station Prométhée, formulant ainsi l’échec de toute quête de l’autre. Car c’est bien d’amour au sens le plus romantique du mot – l’amour de Tristan et Iseult ou de Romeo et Juliette – dont il s’agit. Un amour qui lie indissolublement Chris Kelvin et Reha (Natasha McElhone) jusque dans la tombe, au-delà même de la mort. De même que Kevin ne peut arriver à temps pour porter secours à son ami Gibarian ; de même, il n’a pu empêcher la mort de sa femme. Le pessimisme est entier : l’homme est seul face à l’univers et sa quête des autres est vouée à l’échec car le temps altère toute chose (cf. les gouttes de pluie qui s’écoulent,au débur et à la fin du film, sur la vitre de la vie), et ce sentiment d'échec se transforme fatalement en sentiment de culpabilité de survivre à l’être aimé. Quant à la résurgence du passé - représenté visuellement pat Rheya qui se demande pathétiquement si elle n’est qu’une image des souvenirs de Kelvin ou une femme bien réelle -, elle ne peut que torturer davantage et ne s’effacer que dans la mort. Une autre voix sentencieuse énonce qu « ’il n’y a pas de réponses, il n’y a que des choix ».
Cette interrogation sur le sens de l’existence n’est qu’allusive et impressionne le film en filigrane au travers de la beauté de sa photographie et de la savante utilisation des couleurs. Soderbergh définit trois univers dans son film par la seule magie des couleurs : les scènes qui se déroulent sur la Terre se caractérisent par des teintes de feuille morte volontairement assombries propres à traduire la vie morne et mélancolique de Kevin sans sa femme ; l’intérieur de la station Prométhée à la magnifique dominante gris bleu acier restitue fidèlement la froideur inhumaine du monde technique ; Solaris, enfin, apparaît sous l’aspect fascinant de formes fluctuantes et de couleurs changeantes de camaïeux de mauves, de roses et de verts.
Cette symphonie de couleurs est en correspondance naturelle avec une magnifique partition musicale qui, retrouvant la respiration de l’océan matriciel originel, coule par vagues successives de flux et de reflux, tantôt lointaines et douces, tantôt proches et puissantes, qui nous bercent et nous accompagnent sur le chemin du film jusqu’au moment où l’enfant d’âge tendre tend la main (reprenant en l’inversant le geste du Créateur de la fresque de la Chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange) à l’adulte harassé qui s’y agrippe en une magnifique ellipse qui ferme une autre boucle du film . Elle est d’ailleurs une réminiscence de l’ellipse de « 2001, Odyssée de l’espace » (l’outil préhistorique lancé dans les airs se transformant en vaisseau spatial) ; mais, conforme au propos de Soderbergh, elle concerne le seul individu quand celle de Kubrick portait sur l’espèce humaine. Ce film-symphonie pictural et musical ajoute, par effet de contraste, aux séquences qui se déroulent dans la station Prométhée un flux de sons sourds qui emplit l’espace et installe le spectateur dans le malaise. Bref, que ce soit au plan des couleurs ou des sons, Soderbergh oppose la double et étrange incompréhension de l’être humain dans ses rapports avec lui-même et avec la technique.
« Solaris » s’apparente aux films qui, avant lui, ont su créer un univers onirique transposant ainsi, grâce à une poésie de l’image et des sons et à une atmosphère envoûtante, une réflexion sur la condition humaine en œuvre d’art véritable.
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