Le film propose une composition subtile de trois histoires : celle de la romancière anglaise Virginia Woolf (Nicole Kidman), gagnée par la folie, en train d’écrire un roman « Mrs Dalloway » dans les années 1920-1930 ; celle de Laura Brown (Julianne Moore) que la lecture du roman une vingtaine d’années plus tard pousse à remettre en question sa vie qui ne la satisfait pas ; celle, enfin, de Clarissa Vaughan (Meryl Streep) que son ami, Richard (Ed Harris), poète atteint du Sida, appelle précisément Mrs Dalloway, sans doute par dérision eu égard à la vie qu’elle mène. Ainsi se trouve établi un lien fort entre les personnages qui nous sont présentés. Quant aux trois époques, elles ne sont pas suivies chronologiquement mais s’interpénètrent et l’on passe de l’une à l’autre, par exemple, par un geste (mettre des fleurs dans un vase) qui est commencé par l’une des héroïnes et achevé par une autre. Bref, la fluidité du récit est une constante qui se teinte, poétiquement, de douceur, mais le plus souvent de souffrance. Le fil conducteur du récit est la femme dont l’image dans la société à travers la place qui lui est assignée, ses rapports avec les hommes, et, au-delà, son regard sur la souffrance de la vie et la déchirure de la mort, se dessine peu à peu, heure après heure.
Le choix des trois époques permet au réalisateur d’observer, de façon subtile, une évolution sensible. Le rôle - exclusivement – social qui est imposé (femme au foyer et épouse pour Virginia et Laura, épouse et mère pour Laura, infirmière maternelle pour Clarissa), source de toutes les frustrations, est de moins en moins pesant : si Virginia se suicide, Laura peut refuser et choisit de se séparer de ses enfants et de son mari ; quant à Clarissa, elle mène une vie libre et assume son lesbianisme. Le film porte bel et bien un regard sensible sur l’évolution de la condition féminine ces dernières cinquante années. Mais il le fait en toute délicatesse laissant se dérouler les heures de la vie intime de ces trois femmes. Pourtant ce changement vers le choix de vie laisse des traces : Laura réapparaît vingt ans plus tard sans avoir pu effacer un sentiment de culpabilité né du conflit entre don de soi et désirs personnels, et Clarissa mène une vie chaotique entre Richard, son amie et sa fille.
Le plus symptomatique du malaise général se révèle dans la bisexualité des personnages, signe sans doute d’une incompréhension de ce que les femmes et les hommes attendent les uns des autres, puisque l’on semble attiré par son contraire tout en se tournant vers son semblable. Ce malaise dans les rapports humains se double d’un mal être existentiel qui pousse à une réflexion permanente et douloureuse sur le sens de la vie, dont on ne sort pas indemne, notamment pour la romancière et le poète, Virginia et Richard : l’Art devient une exploration de la condition de l’être humain dans ses rapports avec la vie, la maladie et la mort.
Ce film éprouvant mais indispensable, qui donne à voir, à sentir et à réfléchir, est magnifié par une réalisation soignée et inspirée à la hauteur de ses ambitions. C’est ainsi que pour mieux suggérer le sentiment d’oppression qui étouffe les femmes contraintes de se conformer à leur rôle social, Stephen Daldry filme des lieux confinés d’intérieurs qui enferment, aux couleurs le plus souvent sombres, dans un camaïeu de bruns, de rouge-brun et de marron. Les seules échappées vers l’extérieur – le jardin ou la gare – sont, de même, présentés comme des lieux clos, cadrés en plans moyens qui réduisent l’espace aux seuls personnages. Choix des couleurs et utilisation de l’espace retranscrivent visuellement la chape de plomb morale qui pèse sur la vie des femmes. Surtout, le réalisateur met en scène une symbolique visuelle sans cesse inspirée. On songe, par exemple, à l’épisode du gâteau que Laura se croit obligée de préparer pour son mari (ah, le regard de juge de l’enfant !) et qui est décoré d’une couleur bleue insolite ; gâteau aussitôt mis à le poubelle ; puis refait avec la même couleur bleue. Comment mieux dire l’aversion du personnage pour les taches ménagères et les obligations familiales sinon par ce bleu (le rejet), cette poubelle (le dégoût) et ce nouveau gâteau (la contrainte ou la culpabilité). On prendra comme derniers exemples, trois séquences visuellement splendides qui concernent chacune des héroïnes. D’abord, dans le prologue, l’entrée de Virginia dans la rivière , filmée sous l’eau quand le courant la déshabille de ses oripeaux sociaux. Puis la scène onirique où Laura, allongée sur un lit d’hôtel, revit la noyade de Virginia cependant que l’eau fatale submerge la pièce et emporte son corps, en une vision somptueuse qui opère poétiquement le fusion entre l’écrivain, le roman et sa lectrice. Enfin, la séquence où, peu à peu, Clarissa voit Richard au milieu des cachets qui jonchent le sol, s’approcher de la fenêtre, s’asseoir dans l’embrasure, dire son amour pour elle et son désespoir du temps qui a passé, et basculer dans le vide en une chute brutale.
Un film sensible et inspiré qui saisit la musique douce amère des mouvements les plus intimes de la conscience dans ses rapports avec la vie et la mort.
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