Notre morale tiendrait-elle au seul fait que nous sommes visibles ? C'est du moins ce que suggère le mythe très pessimiste de l'homme invisible de l'écrivain anglais H. G. Wells. Assuré de l'impunité, notre homme aurait une tendence fâcheuse à se prendre pour Dieu et à se comporter comme un très mauvais garçon. Comme si l'être humain n'attendait que cela, devenir invisible, pour se révéler au grand jour. Pour signer un film qui adapte ce mythe, et où il sera donc question de la fragilité de nos moeurs, il fallait un cinéaste moraliste. Paul Verhoeven était tout indiqué, habitué à montrer que nous sommes finalement peu de chose, sinon l'addition de quelques instincts basiques qui se défoulent à la première occasion. Le sulfureux réalisateur ne va pas nous décevoir, d'une manière à la fois musclée et rigoureuse.
P. Verhoeven soulève certaines questions aux réponses peu rassurantes sur la finalité de la science et sur la nature même de l'homme, dont la morale est loin d'être à la hauteur du cerveau. Sans nul doute, le cinéaste nous montre une figure possible de l'humanité à venir. Usager éclairé du genre de la science-fiction, Verhoeven nous met en garde contre cette toute puissance de la science dont le film, dans son crescendo de violence, rend bien compte.
Car la belle aventure scientifique tourne mal. Un défaut dans le sérum de réversion, et voilà Kevin Bacon condamné à rester invisible.et mis en quarantaine par ses collégues.
Mais il ne lui faudra pas logtemps pour comprendre toutes ses capacités de nuisance et sa supériorité sur un monde qui prétend tout surveiller. Certains pourront trouver peu original le long combat final entre un K. Bacon fou furieux et ses collégues réduits à se defendre avec les moyens du bord. Un combat certes convenu, mais qui a le mérite de mettre en scéne la lutte du visible contre l'invisible ; de camper aussi deux âges de la science, où c'est styliquement que Verhoeven choisit som camp, en optant pour un bon vieux suspense à la "Hitchcock", justement très "visible".
Sur le plan visuel précisemment, "L'homme sans ombre" ne déçoit pas nos légitimes attentes sur le théme de l'invisibilité déjà beaucoup traité. Verhoeven n'a guére l'habitude de faire les choses à moitié. Il le confirme lors des passages du visible à l'invisible, ou vice versa, qui sont, chaque fois, des petites merveilles de manipulations digitales. Pourtant, le réalisateur d'origine néerlandaise ne se contente pas, comme le genre de la science-fiction pouvait l'y inciter, de célébrer les pouvoirs de prestidigitation du cinéma.
En effet, en choisissant de conclure son film de manière outrageusement classique, il trahit sa méfiance à l'égard d'un cinéma tenté lui aussi par le démon de l'invisible. Une tentation bien partagée- songeons à l'internet- à l'ére de la surveillance tous azimuts qui renforce chez l'homme le désir de se cacher et de masquer son corps. Désir contre lequel, finalement, " L'homme sans ombre " nous met en garde, tout en assurant pleinement sa fonction obligée de spectacle. Moraliste sans jamais être moralisateur, Verhoeven lutte aussi à sa manière contre l'invisible, puisqu'il lève le voile sur ce qu'il estime être la part maudite de l'homme.
P.S. : Le titre anglais, "The Hollow Man", littéralement "L'homme creux", est bien plus péjoratif que le titre français.
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